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On ne lit pas qu’avec les yeux. Qu’ils viennent à manquer et les doigts peuvent venir suppléer leur perte comme le langage Braille le montre. Car les mots ne sont pas que de lisses supports sémantiques : ils relèvent d’une matière concrète que leur usage commode et habituel fait oublier. Pourtant la lecture sonore confère aux mots une ampleur, un souffle, aptes à restituer la densité de leur matière phonique, comme on peut le percevoir au théâtre par exemple. Mais dans sa forme la plus courante l’écriture n’est le plus souvent perçue que comme une abstraction concentrée dont l’usage, voué à la parfaite fonctionnalité, fait oublier tous les reliefs que la matière physique des mots contient.

L’heure est au livre électronique qui accentue la forme abstraite de l’écriture : avec lui elle perd ce qu’il lui restait de matérialité, notamment ces « autours » qui au-delà du sens, confèrent une vibration aux mots : bruit de la page que l’on tourne, et non massicotée que l’on découpe, grain du papier sur lequel machinalement les doigts glissent, odeur de l’encre….

Après que le papier a remplacé le papyrus et le parchemin, que l’offset a éclipsé la magnifique pression des plombs de la typographie, que le livre de poche a écarté le volume de papier bible relié vélin, et alors qu’ aujourd’hui un livre dématérialisé s’allume et s’éteint sur l’écran mort d’une tablette électronique, il est singulier de constater le retour à des productions de lecture véritablement physique et sensorielle. En marge certes de l’immensité de la production éditoriale, mais de lus en plus nombreux et présents, les livres-objets et les livres d’artistes proposent de retrouver un rapport sensible à la matière même du langage et de la lecture : les mots n’y sont pas seulement de simples supports de sens, mais redeviennent physiquement préhensibles, sensiblement tactiles, installant une relation renouvelée, physique et sensorielle, avec le lecteur.

Ainsi par exemple les livres de poésie en argile blanche de Marie-José Armando qui renouent avec l’antique tradition des tablettes primitives, bien d’argile celles-ci. Parfois elles reçoivent des poèmes transcrits à l’encre noire par leur auteur sur une surface égale ayant la douceur d’une page, parfois elles attendent l’incision du calame d’un poète gravant ses mots dans leur matière en relief laissée humide avant que le passage au four ne les fixe. De terre, d’eau et de feu : ainsi sont ces livres qui ne brûlent pas pour autant mais livrent à leur lecteur une incomparable expérience de lecture multi-sensorielle.

Je tourne par exemple délicatement les plaques d’argile blanche, sorties de leur étui et glissées hors les feutres noirs qui les protègent, du livre manuscrit à peu d’exemplaires de Salah Stétié Cinq poèmes pour une Méditerranée criée (2015). Je lis selon un progressif déchiffrement initiatique, épousant le patient mouvement de la main du poète sur les creux, les failles, les bosses de la plaque richement nervurée de l’artiste. Je perçois le difficile exercice de l’auteur dans sa méticuleuse transcription afin de rendre tous les mots lisibles quoique parfois « accidentés » par la riche irrégularité du support. Je deviens un lecteur actif qui épouse, anticipe, découvre, revient en arrière pour s’assurer, devine, reconstruit. Le poème ici ne se lit donc plus simplement, ni facilement, selon l’aisance du confort habituel de lecture qui, pour partie, lui ôte insidieusement son intensité vitale, la tension de sa genèse créative, la non évidence de son sens ; il se recompose plus profondément, et plus richement, car le rapport totalement renouvelé, de l’écriture de l’auteur au support, impose une autre façon de lire, un accompagnement reconstructeur qui, de ce fait, reconstruit l’acte entier de lecture, et le lecteur lui-même. Il n’a jamais été aussi perceptible que c’est le lecteur qui fait le poème comme le soutenait Francis Ponge .

On touche ici à la différence essentielle entre prose et poésie. Le poème est un acte total de langage qui convoque tous les sens. Par là, ainsi que les livres d’argile de Marie-José Armando le révèlent plus particulièrement, la main qui effleure, palpe, devine, suit, est tout aussi active que l’œil pour pénétrer les sens. Ces livres, par leur subtile tangibilité, aident à sentir tout autant que comprendre, comme font aussi les plus réussis des livres d’artiste ou des livres objets qui renouent avec un rapport au livre que notre époque électronique est en passe de nous faire oublier.                                                                   

                                                                                                                        Jean-Claude Villain

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